Mémoires d’une jeune juge des enfants - juin 2002

100 départements, 100 politiques de protection de l’enfance… Illustration de la diversité française, voici le témoignage d’Emmanuelle LEBOUCHER - CABELGUENNE, ancienne juge des enfants à Chaumont en Haute Marne. Son constat des dysfonctionnements est sobre mais concentre pratiquement toutes les difficultés que certains juges des enfants peuvent éprouver

Extrait de la Lettre de Mélampous de juin 2002

Le grand jour de la prise de fonctions est arrivé et celle-ci a lieu en Haute Marne comme juge départemental. Un défi pour un débutant d’autant qu’au fil des semaines et des mois, la réalité du fonctionnement du cabinet s’est révélée bien difficile.

Près de 800 dossiers sont ouverts en assistance éducative et il y a plusieurs mois de retard ; l’activité pénale est importante avec plus de 500 jugements rendus annuellement.

Afin de pouvoir remettre à jour le cabinet, j’ai obtenu du président d’être déchargée de certaines activités au sein du tribunal de grande instance (juge aux affaires familiales et quelques audiences correctionnelles notamment) et d’être soutenue grâce à la participation des collègues pendant quatre mois pour les audiences pénales de cabinet (deux journées par mois) et la présidence du tribunal pour enfants (deux audiences par mois).

Cependant, la "jeune" juge des enfants n’était pas au bout de ses peines, ni de ses surprises.

D’abord, les services de la protection judiciaire de la jeunesse montraient des défaillances. Le foyer du centre d’action éducative se déclarait dans l’impossibilité d’accueillir les mineurs les plus difficiles (sic) tout en n’accueillant que peu de jeunes, en tous les cas moins que n’en offrait la capacité d’accueil.

Les mesures de milieu ouvert étaient mises en attente et certaines d’entre elles n’ont jamais pu s’exercer pendant le délai fixé.

Il était impossible d’ordonner une enquête sociale sur le département car le poste d’assistant social n’était pas pourvu et aucune association n’était habilitée pour ce type de mesures.

Ensuite, les deux associations présentes sur le département offraient des possibilités d’hébergement comme d’action éducative en milieu ouvert très réduites (seulement trois établissements offraient une possibilité de placements directs correspondant à une cinquantaine de places) et pas toujours satisfaisantes puisqu’un établissement a dû être fermé.

Que n’ai-je entendu les éducateurs se lamenter - à juste titre d’ailleurs - de ne pas trouver de places en foyer. Vingt, trente, quarante établissements ont pu être contactés pour tenter de trouver une place et en cas de réponse positive, le jeune était bien éloigné de sa famille sans que cela ne soit justifié par sa situation.

Enfin et surtout la politique du conseil général consistait à accorder le moins d’argent possible à la protection de l’enfance allant, par souci d’économie, jusqu’au non-respect des obligations légales contenues dans les lois de décentralisation.

Ainsi, seulement deux demi-postes d’éducateur pour le milieu ouvert, dont un seul a été pourvu, ont été financés par le département entre 1997 et 1999 malgré une situation particulièrement délicate ; le choix de recruter systématiquement des familles d’accueil au détriment des établissements, et ce quelque soit le profil du mineur ; un refus délibéré de se concerter avec la juridiction des mineurs ; la volonté de ne pas respecter les décisions prises par le juge notamment concernant les orientations et l’exercice par les familles du droit de visite et d’hébergement, témoignant d’une appropriation malsaine des mineurs confiés.

L’arriération était telle que tant la hiérarchie que les travailleurs sociaux de l’aide sociale à l’enfance se sont indignés de l’application du principe du contradictoire par le juge ; en effet, être entendu à l’audience en même temps que les familles a provoqué de vives réactions de protestations.

Comment ne pas être éberluée, choquée et indignée devant tant d’archaïsmes ?

Néanmoins, ces deux années haut- marnaises ont été très formatrices et au- delà des difficultés soulignées, m’ont permis d’oeuvrer avec des travailleurs sociaux compétents, humains et soucieux des familles et des jeunes.

E. LEBOUCHER - CABELGUENNE, ancienne juge des enfants à Chaumont