Rencontre avec Régis Debray

Thierry Baranger : Quel diagnostic portez-vous sur le débat récent concernant la délinquance juvénile que vous aviez un peu anticipé par votre article publié dans le journal Le Monde : " Républicains, n’ayons plus peur !" (1) ?

Régis Debray : Ce débat a beaucoup perdu à s’inscrire dans la "bande dessinée" mise en circulation par certains médias. A savoir, d’un côté les "répressifs", de l’autre les "préventifs", "bad guies" et "good guies". L’approche idéologique est toujours binaire, ceci ou cela, cela contre ceci. Dans le manichéen, le médiatique a relayé le religieux. En fait, on ne peut pas séparer la répression de la prévention. Simplement, dans ce petit manifeste, nous avions souhaité sortir des généralités sans pour autant entrer dans les détails : d’où un maximum d’inconvénients. On est allé au plus difficile en prenant les choses à rebours des attentes et en se risquant à des propositions un peu trop rapides et pas assez explicitées. Le but était d’abord de secouer une bonne conscience de routine.

Reprenons le fil. Pour qu’il y ait République, il faut des lois. Pour qu’il y ait loi, il faut une application de la loi. Soit une sanction des violations de la loi. Pour qu’il y ait sanction, il faut qu’il y ait interpellation. Pour qu’il y ait interpellation, il faut qu’il y ait une force publique. En d’autres termes, pas de justice sans police.Evidemment, les policiers font le sale boulot dans cette affaire. Ce sont un peu les prolétaires. Ils sont au contact, non pas de la matière, mais de la pâte humaine, et pas la meilleure. Les juges ne voient le délinquant qu’en tête à tête dans une situation qui est plus ou moins celle du bourgeois, quand le rapport passe par la parole. D’où deux sortes de mentalité. Je comprends qu’il faut tenir les deux bouts de la chaîne. Et l’institution du juge des enfants est plus que jamais nécessaire. Mais un maillon ne peut pas renier l’autre. Et parfois, on a le sentiment que les juges ont une sorte de condescendance pour la police.

Thierry Baranger : Je pensais, beaucoup plus récemment, à la querelle qui s’est organisée autour des propositions de Jean-Pierre Chevènement, faisant suite au colloque de Villepinte de novembre 1997 et aux deux Conseils de sécurité intérieure sur la délinquance juvénile (juin 1998 et janvier 1999).

Régis Debray : J’aurais beaucoup de mal à me prononcer sur ce sujet, parce qu’il faudrait une connaissance des choses que je n’ai pas. J’ai un peu séjourné dans ce qu’on appelle les quartiers difficiles. Et j’ai eu des contacts avec des policiers, la sécurité publique en l’occurrence, et des ilôtiers. Mais pour pouvoir parler à bon escient, il faudrait tout un background que je n’ai pas.

Alain Bruel : Mais alors que faut-il retenir de cet article ? Une simple provocation ?

Régis Debray : Oui, une provocation à réfléchir. Avec en filigrane, l’idée qu’on ne rend pas justice aux missions de la police même si c’est très difficile à dire pour un homme de gauche. Il y a là- dessus, je le crois, une sorte de cécité volontaire, voire même un préjugé de classe. Vous savez bien qu’on reçoit à sa table un magistrat dans un chef lieu de sous-préfecture, mais pas le commissaire. D’ailleurs, j’ai moi-même beaucoup d’amis dans le monde judiciaire, avocats ou magistrats, je n’ai guère d’amis "chez les flics". C’est curieux. Ca mérite une certaine réflexion, ce clivage. On ne fréquente pas les éboueurs, même si on est bien content le matin de voir les trottoirs propres et les poubelles vidées. Il est évident que l’on ne peut aller vers les banlieues compliquées avec des idées simples. Mais, pour forcer le trait, je dirais volontiers à certains magistrats : je ne récuse pas ce que vous dîtes, je récuse ce que vous niez.

Thierry Baranger : Le problème, c’est qu’on voudrait que la loi ait un sens, qu’elle puisse avoir une fonction pédagogique. C’est vrai que la pure répression ne nous est pas très sympathique, car il nous semble qu’elle ne transmet pas grand-chose.

Régis Debray : Les policiers me semblent en être les premiers conscients. Certains ont l’impression de vider chaque jour un tonneau des Danaïdes. On de payer les pots cassés d’une société qui se décharge, qui se défausse sur eux de ses propres défaillances, lâchetés ou désinvoltures à l’égard de la Loi.

Alain Bruel : Je ne suis pas très satisfait de ce débat. Il clive énormément les choses entre justice et police. Je suis maintenant un vieux juge des enfants. J’ai connu effectivement des périodes - il y a une vingtaine d’années - où j’avais avec la police une collaboration très intéressante et où effectivement le clivage dont vous parlez restait valable, mais à un niveau très imperceptible.

Je me souviens avoir entretenu avec la brigade des mineurs de Toulouse qui était dirigée par un policier d’une cinquantaine d’années, un homme de terrain, des relations finalement très proches. Je ne l’aurais peut-être pas invité chez moi - mais ce que je peux vous dire, c’est qu’on arrivait à une véritable complicité. C’est toujours vrai en partie : il faut bien qu’il y ait une complicité, ou du moins un minimum de confiance pratique, pour s’assurer les services mutuels dont on a besoin. Les magistrats du Parquet sont les premiers à le dire : les "flics" sont nos yeux, nos mains et nos oreilles. Il y a une espèce de délégation du corps à destination de la police. Evidemment dans les postures sociales, il y a quelque chose qui n’est pas intégré, mais il existe une diplomatie de la pratique.

Régis Debray : Mais j’ai quand même moi aussi une question à vous poser : qu’est ce qui a changé en vingt ans et pourquoi ?

Alain Bruel : La police n’a jamais été très respectée par les mineurs. Mais il y a quand même eu des périodes où il n’y avait pas cette espèce de "guerre des boutons" permanente qui fait que nous sommes de plus en plus saisis d’outrages à agents de la force publique ou de rébellions qui n’étaient pas des délits inconnus mais des délits beaucoup plus rares. Nous avons l’impression d’être en face de jeunes qui n’ont même pas le minimum de repères communs avec nous qui nous permettraient de discuter.

Thierry Baranger : Quand Jean-Pierre Chevènement parle de "sauvageons", il y a quand même quelque chose d’assez profondément vrai. Si des jeunes commettent des incivilités, c’est peut être qu’ils n’ont pas d’abord appris la civilité. On a l’impression que quelque chose s’est rompu et c’est vrai qu’on se pose des questions sur l’éducation parentale, sur le rôle de l’école et des institutions en général. Il semble qu’un certain nombre de choses se soient modifiées.

Alain Bruel : Je m’interroge beaucoup sur la manipulation actuelle de la parole, ne serait-ce que dans le discours politique mais aussi dans les messages publicitaires qui semblent avoir pour effet, non pas d’entraîner la crédulité des gens, parce qu’ils sont beaucoup moins crédules qu’on pourrait le penser, mais de créer une espèce de repli individuel : "Je n’y crois pas, je n’y crois plus… De toute façon, on sait bien que le discours politique est quelque chose de fabriqué. Le discours publicitaire, on sait bien qu’il est manipulé". Pourquoi le discours des parents ne serait-il pas lui également manipulateur et pourquoi le juge viendrait-il lui aussi me dire des choses susceptibles de m’interpeller réellement.

Régis Debray : Nous vivons une crise générale de la croyance. Tous azimuts. Dans les aliments, le sexe, la télé, la presse, la pub, mais aussi les hommes politiques, les liturgies officielles et le faux-semblant généralisé.

Alain Bruel : Ce n’est pas le fait d’être juge qui me gêne par rapport à ces jeunes. Je n’ai pas l’impression qu’ils soient gênés de se trouver face à un juge, que cela les paralyse ou suscite chez eux de l’hostilité. En revanche, j’ai le sentiment que l’on a peu de repères en commun et qu’on est un petit peu "à côté de la plaque".

Thierry Baranger : C’est la réflexion que m’avait faite un commissaire de police. Il avait l’impression, d’année en année, de perdre les liens, de ne plus avoir les mêmes repères, d’être dans des mondes qui se cotoient sans se toucher ; bref, de vivre dans un monde sans bien commun.

Régis Debray : C’est vrai que vous êtes en bout de chaîne et que les maillons de citoyenneté en amont ont tous sauté. Et là, en plus, comme dans le monde intellectuel, où il y a des découpages disciplinaires, dans le monde politique, il y a des découpages ministériels. En fait, tant que l’on n’aura pas mis Education, Intérieur et Justice autour d’une même table pour traiter du Droit à l’école, c’est-à-dire de l’enseignement du Droit dans l’école et de la défense du Droit à l’école, ça ne marchera pas. Tout ça devrait mettre en branle une force intégrée. Comment parler de l’Ecole sans assurer d’abord la sécurité des lieux et des personnes ? Sans compter que se greffe là-dessus la politique de la ville. Ce seraient quatre milieux à réunir, dans des Etats-généraux de ce type, et ils ne s’apprécient guère. Ce sont des milieux physiquement juxtaposés, mais qui se parlent peu. C’est cela que je trouve dommage.

Thierry Pech : Pour revenir à la crise de la croyance, vous semble-t-il qu’elle frappe particulièrement la réception de ces discours manipulés, ou qu’elle dérive plus indirectement d’une crise du sentiment d’appartenance à une communauté politique ?

Régis Debray : C’est la crise de l’appartenance à la Nation qui me semble fondamentale dans cette affaire. Le fait, par exemple, que l’on ait pu abolir le service militaire, sans débat ni question, est d’ailleurs pathétique. N’étais-ce pas le dernier lieu d’intégration, en dépit, certes, d’inégalités ? J’ai le sentiment qu’en se privant de cet instrument qui permettait aussi bien à un canaque à Bordeaux qu’à un petit musulman à Roubaix d’apprendre à s’exprimer, à s’habiller, à respecter un horaire et éventuellement à conduire un poids lourd, on s’est privé d’un outil de transmission et d’intégration sans le remplacer par un autre, qui aurait pu être un service national civique. On ne détruit que ce qu’on remplace, et je ne suis pas sûr que l’Europe puisse remplacer avant longtemps l’Etat-nation.

Transmission de quoi ? D’une sorte de civisme, résiduel peut-être, mais matérialisé dans des symboles , des rituels, des obligations qui mettait un peu de mémoire collective, un peu de solidarité, un peu de Nation dans l’éparpillement communautaire et les frénésies individualistes. Cela a sauté. Mais le plus étonnant, c’est que personne n’ait protesté, ni même pris la mesure de l’événement. On n’a jamais vu une réforme aussi capitale rencontrer aussi peu de conscience des enjeux à terme.

Thierry Baranger : C’est vrai qu’aucun débat public n’a réellement précédé la suppression du service militaire lors du vote de la loi du 28 octobre 1997. Quand se rendra-t-on compte de la liquéfaction des appartenances dont vous parlez ?

Régis Debray : Quand on commence à le faire, il est déjà trop tard. Mais on s’en rendra vraiment compte quand la fuite en avant européenne se sera démystifiée et qu’on comprendra que l’Europe n’est pas le produit de substitution qui va miraculeusement substituer une appartenance à une autre. Le risque est l’entre-deux : pas encore d’appartenance européenne et plus d’appartenance nationale. Il y aura un grand vide et on se demandera alors à quelles valeurs collectives se raccrocher. Cette demande aujourd’hui passe pour réactionnaire. Peut-être découvrira-t-on son caractère progressiste dans quelque dix ou vingt ans. Pour le moment, la période est difficile, parce que la société, comme la nature a horreur du vide. Si vous supprimez l’appartenance nationale, vous en ressuscitez d’autres. Et à mon sens, elles seront pires. Je pense au narcissisme des petites différences qui fait qu’à Evry, par exemple, entre la Cité des Pyramides et la Cité des Tarterets, on se tabasse et on se poignarde.

Thierry Baranger : On a le sentiment à vous entendre que la mondialisation et l’Europe ont bon dos. Quel lien faites-vous entre la mondialisation et la montée des territoires ?

Régis Debray : La mondialisation se traduit dans une balkanisation. L’imaginaire de la mondialisation est naïvement unilatérale et platement technocratique. On déduit de l’unification techno-économique du monde son unification mentale et culturelle, alors que l’homogénéité des appareillages va produire, par compensation et retour de bâton, le morcellement ethnique et religieux. Ethnique, régional, municipal ou sous-municipal. On ne peut que décrire ces phénomènes, personne n’a de remède. Sinon cette idée, qu’il faut lutter contre les fausses bonnes idées. C’est un travail de longue haleine. Il y a des fausses bonnes idées, par exemple, de type pédagogique. Elles consistent à faire de l’école une communauté de vie ouverte sur l’extérieur, en prise sur les bassins d’emploi. Les parents d’élèves y ont non seulement leur mot à dire, mais peuvent se surimposer aux règles scolaires, à la limite choisir leur programme, voire les horaires. Eh bien, cette idée apparemment démocratique est une idée barbare.

Mais c’est compliqué parce que, quand vous dites ça, vous avez contre vous le dessin de Plantu à la une du Monde. Je pense à Plantu parce qu’un jour il avait fait un dessin hallucinant : c’était le négatif du réel. Il montrait une salle de classe où les élèves se battaient entre eux, s’injuriaient ; on voyait des beurs, des blacks, des blancs qui se cassaient la figure, et dehors une sorte de monde paisible ensoleillé, parfaitement écolo. A l’évidence, le discours implicite était : " Mais quand allez-vous ouvrir les portes de l’école sur la paix naturelle et le bonheur environnant ?" Ce sont des idées dites de gauche qui font le lit du libéralisme le plus droitier, qui veut aligner les institutions sur les besoins du marché. Il s’agit au contraire de préserver des moyens autonomes de régulation, des sanctuaires, en somme, je ne trouve pas d’autre mot. C’est-à-dire des espaces indemnes de la pression sociale extérieure, des fureurs marchandes et ethniques qui règnent en dehors des murs de l’école. Bref, soustraire l’école à son environnement et non la calquer sur son environnement. Sitôt que vous dites çà, vous passez pour un "archéo-réac". Alors, on débouche très vite sur l’école de l’entreprise, l’école de la communauté, l’école du ghetto bientôt.

Thierry Baranger : A vous écouter parler, je me demande si la transmission, qui est dans la verticalité, est aussi compatible avec l’idéal démocratique qu’elle l’est avec l’idée de République ? Qu’est ce qu’une « autorité » dans une société démocratique ?

Régis Debray : Posons, si vous le voulez bien, que la transmission, c’est le transport de l’information dans le temps, et la communication le transport de l’information dans l’espace. La transmission est historique, donc de l’ordre de la culture puisque l’homme est la seule espèce qui accumule une expérience et la lègue à sa progéniture. Ce que les fourmis et les panthères ne font pas. Vous dressez un chien : le chiot de ce chien se sera pas dressé. Il faudra tout reprendre à zéro. Le propre du monde animal c’est de tout recommencer à chaque génération.

Nous, par exception , nous avons la capacité de transmettre. Comme si l’Homme, sous équipé zoologiquement avait dû trouver pour compenser des prothèses techniques. L’Homme a ce privilège de pouvoir revivre des expériences qu’il n’a pas déjà vécues et non pas de revivre toujours la même chose, c’est-à-dire d’échapper au programme génétique. Mais, cette transmission-là suppose des institutions, c’est une transmission médiatisée, relayée, incarnée par des corps individuels et collectifs. Elle est technique parce qu’elle implique des supports matériels, supports d’écriture, de traces, constitution de stock de mémoires… mais elle suppose aussi, pour que cette mémoire morte devienne mémoire vive, des institutions qui fassent relais-vecteur. Ces institutions sont multiples : de la famille à l’école en passant par les églises, les mouvements de pensée, les académies, partis, associations etc… C’est cette idée fondamentale que nous avons perdue en 1968 : l’Homme est un être d’institution. Dès lors qu’on oublie ça, et dès lors qu’on prétend que s’échapper de l’institution, c’est se libérer, à mon sens, on risque de retomber dans l’anomie généralisée qui est au fond la loi du plus fort.

Il est très difficile de réhabiliter le principe de l’institution. Faire comprendre que l’institué est aussi instituant et pas seulement répression, enfermement, enfin tout ce que Michel Foucault disait de la domestication des corps (car Michel Foucault a joué un rôle capital dans cette inversion). L’institution n’est pas ce qui opprime l’individu, mais ce qui lui permet de s’accomplir. Qu’il faille adapter les institutions au milieu environnant, ne veut pas dire qu’on peut se passer d’institution ou critiquer systématiquement son principe. On est aujourd’hui dans ce malentendu, qui s’alimente à tout un imaginaire rousseauiste et libertaire, mais dont on peut craindre qu’il soit anthropologiquement inconsistant.
On dit, par exemple : il faut mettre l’enfant au centre du système éducatif. Et si le véritable centre de gravité était son devenir adulte ? Un éducateur ne met pas le présent de l’enfant au centre du système, il met l’avenir de l’enfant.

Celui-ci est un point de départ. Ce n’est pas en soi une valeur, c’est précisément ce qu’il s’agit de dépasser. Mettre l’enfant au centre, ce n’est pas nécessairement rendre service aux enfants.

Je vais être scrogneugneu mais on ne faisait pas de jeunisme quand je passais mon bac. Il était évident qu’on venait à l’école, non pas pour rester enfant mais pour cesser de l’être. Le maître étant celui qui nous apprenait à nous passer de maître. Pour se passer de maître, il fallait un apprentissage qui passait par le maître. Kant a dit cela cent fois. C’était une évidence.

Thierry Baranger : Oui mais à l’époque, dans les années 1968-1970, on avait quelque chose à quoi s’opposer. Aujourd’hui, on a le sentiment d’un grand vide, d’un manque de résistance, d’un ventre mou.

Thierry Pech : Pour aller dans le même sens, il y a une question sur laquelle j’aurais aimé avoir votre point de vue. Est-ce que cette transmission, via l’institution scolaire par exemple, (on pourrait prendre d’autres institutions prépolitiques, se demander si la famille est dans ce cas-là également), ne suppose pas aussi quelque chose qui est de l’ordre d’une opposition générationnelle. Or, les rapports inter-générationnels sont atteints d’une baisse de conflictualité à certains égards inquiétante. Ne pensez-vous pas que la transmission est solidaire de quelque chose qui est de l’ordre du conflit ?

Régis Debray : Disons que la transmission a quelque chose à voir avec le fait qu’il y a des petits et des grands. Il y a donc une base biologique à la nécessité éthique de la transmission : c’est la prématuration zoologique du petit d’homme, le mammifère le plus prématuré qui soit à la naissance. Cela suppose qu’on le protège, et qu’on l’insère dans un système de règles et donc la transmission a à voir avec la famille. Chose que dans mon livre Transmettre (2) (le premier de la collection Le champ médiologique, chez Odile Jacob), je n’avais pas encore bien repéré, aussi élémentaire que cela puisse paraître. C’est vrai qu’on ne peut pas faire que la famille ne soit pas une institution. Ceux qui ont essayé, en 1968, ont provoqué plus de mal que de bien autour de la communauté sexuelle, de la communauté tout court, ont provoqué plus de mal que de bien.

Guérir les maux de la famille par la suppression de la famille, ça n’a pas été très bon pour les individus eux-mêmes. Et la tendance actuelle n’arrange rien : l’individualisme marchand fait de la jeunesse, une valeur, la jeunesse doit être solvable, il faut répondre à ses besoins, c’est un marché. On ne respecte plus dans le jeune que le client. Ce culte de la jeunesse, c’est lié au capitalisme sous sa forme actuelle, c’est différent du culte fasciste mais c’est une autre sorte d’aliénation. Je voudrais soulever un autre sujet. Lorsqu’on dit, qu’il y a une corrélation entre le niveau de population issue de l’immigration, dans tel ou tel quartier, avec le niveau de la délinquance, je ne le vois pas du tout comme une mise en cause de l’immigré en tant que tel. La situation économique, culturelle et sociale, fait qu’il se conduit ainsi comme n’importe quel français le ferait mutatis mutandis dans une métropole brésilienne.

Mais la destructuration actuelle a tout de même quelque chose à voir avec le développement de quartiers communautaires,de regroupements par régions ou ethnies. N’estimez-vous pas cela inquiétant ? Je sais que le contrôle des flux d’immigration a très mauvaise presse parce que c’est un problème qui n’a pas de solutions. Il y a 5 milliards et demi d’hommes sur la planète, il y en avait 3 milliards il y a 100 ans ; il y a une explosion démographique. Sébastien Salgado, le photographe, a fait un admirable travail qui va être publié en exposition et en album dans quelques mois pour l’an 2000. Il a suivi pendant 7 ans le flux de population dans le monde et quand on voit le travail qu’il a mené, partout où il y avait un détroit à franchir, un désert, une frontière entre la pauvreté et la survie, que ce soit le détroit de Gibraltar, le Zambèze, la frontière mexicaine, on s’aperçoit que nous allons vivre dans une société de flux.

Il est impossible qu’il n’y ait pas de considérables flux de population et il serait injuste qu’il n’y en ait pas. C’est un élément du problème. L’autre est qu’il y a des lois de l’hospitalité, et quand votre maison brûle vous ne pouvez accueillir personne.Voilà une antinomie. Je ne sais pas comment résoudre cela. Il me semble qu’il n’y a que de mauvaises solutions à ce problème. Il y en a de moins mauvaises que d’autres, par exemple l’essai d’établir des règles du jeu, des quotas d’immigration, essayer effectivement de distinguer entre les réguliers et les clandestins. Enfin, des choses boiteuses, problématiques à la limite, inconvenantes, mais dont le refus ou le déni, me semble encore plus problématique. Donc, on n’est pas très fier.

La politique, ça consiste à choisir entre des inconvénients et l’inconvénient d’un contrôle aux frontières est douloureux, mais la négation de ce contrôle risque de l’être davantage encore. Car contrôler, ça veut dire refouler. Contrôler, ça veut dire reconduire aux frontières le cas échéant. Contrôler ca veut dire qu’on peut accepter le fils sans nécessairement accepter le cousin ou le beau-frère. C’est sinistre.

Mais ce n’est pas gai non plus de voir se transformer des fractions de votre territoire en isolats, en foyers anomiques, ou pire encore : dotés de leurs propres coutumes et lois. En Afrique du Sud, Nelson Mandela refoule les Mozambicains, et pourtant les gens de l’African National Congress (A.N.C.) ne sont pas des fascistes ! Tout ça est très difficile. On ne peut ni le taire , parce que l’on se ment à soi-même, ni le dire parce que c’est insupportable. Le rôle des intellectuels, qui en principe n’ont pas d’inquiétude quant à leur cote de popularité, n’étant candidat à rien, c’est de pouvoir dire des choses insupportables, qui peuvent traumatiser, mais aussi faire prendre conscience, développer un peu plus de lucidité, c’est un rôle ingrat, mais c’est le nôtre. Celui des intellectuels qui ne veulent pas faire pourvoyeurs de confort.

Thierry Pech : Vous semble-t-il que ces flux fragilisent le sentiment d’appartenance ?

Régis Debray : Il n’y a pas de politique sans Cité ni de Cité sans clôture. Le cercle vicieux, c’est que pour aimer les autres, il faut s’aimer soi-même. La construction d’une identité se fait toujours dans un rapport à d’autres. Mais si vous n’avez plus une identité propre, vous ne pouvez plus accepter d’autres identités que la vôtre. Il y a là une dialectique que Lévi-Strauss a eu le courage de signaler. Le dialogue des cultures bien sûr, mais à partir de sa culture. Autrement dit, le vrai problème, c’est, me semble t-il, non pas la confusion des particularités dans une sorte de magma européen ou mondial (ça c’est vraiment la violence maximale et la guerre de tous contre tous), mais la coexistence des opposés. Elle passe par la prise en charge d’un héritage historique que chaque pays doit assumer en ce qui le concerne. Il se trouve que chez nous, cela a pris la forme républicaine.

Il y en a peut être d’autres. Je ne dis pas que la République soit le nec plus ultra. Non, c’est un être-là, qui a construit une certaine personnalité collective, non pas innocente mais moins nocive que d’autres. Elle a son degré de coercition, d’arbitraire, ses non dits, ses zones grises. La colonisation, l ’exploitation des prolétaires et des immigrés, la subordination des femmes pendant très longtemps. Il faut lutter contre ces injustices mais il me semble que c’est tout de même le cadre où peut se nouer le moins mauvais compromis possible entre l’étranger et le national.

Thierry Pech : Il y a quelque chose qui me dérange dans ce débat, c’est l’idée que la République aurait été « toujours déjà là ». Elle a un passé. Elle n’en a pas toujours eu, et l’Europe n’en a pas encore. Elle en aura peut être un jour. Je pense que l’un des enjeux de la transmission, c’est de se construire entre du déjà-là, de l’institution qui dépasse le temps biologique d’une vie humaine, et de l’inédit. C’est cette dialectique qui est très difficile à gérer. C’est ce que dit un peu Hannah Arendt dans La Condition de l’Homme moderne (3). Les nouveaux venus sont dans l’inédit et pourtant héritier de quelque chose qu’ils laisseront à leurs descendants. Votre texte sur la transmission était bref et l’on ne pouvait aller au fond des choses mais on ne peut pas construire l’idée de transmission uniquement dans la perspective d’un progrès, d’une capitalisation continuelle des acquis.

Régis Debray : La transmission culturelle n’est pas biologiquement garantie. La culture, ça ne se transmet pas comme l’ADN. Il n’y a pas de programme biochimique en la matière. Il n’y a pas d’hérédité des caractères acquis. C’est un effort constant et d’autant plus impératif qu’on sait bien aujourd’hui, sans verser dans l’apocalytique, qu’il n’y a pas une évolution linéaire de l’histoire ordonnée par une finalité.

Thierry Pech : Oui, mais je voulais vous demander : où placez-vous l’imagination de la transmission ? Comment la transmission permet-elle un processus d’innovation ?

Régis Debray : Question clé ! Il y a toujours une difficulté à être héritier. L’héritage paraît, superficiellement, antinomique à l’innovation, contradictoire avec l’invention. L’histoire démontrerait plutôt le contraire. Elle n’est pas rousseauiste. Les élèves des jésuites font les meilleurs révolutionnaires ; ce sont les héritiers qui sont les premiers à remettre l’héritage en cause. Rimbaud a fait des vers latins comme personne. Aujourd’hui, il y a assez peu de Rimbaud parce qu’on n’enseigne plus la rhétorique ni la prosodie. Je veux dire : des règles et de contraintes héritées. C’est vrai que la transmission, qui est la condition d’un avenir est de soi tournée vers le passé, et il y a dans l’idée de transmission, l’idée de la culture comme culte des grands morts. Mais peut-être qu’on arrive à un moment où l’audace consiste à affirmer qu’il faut maintenir.

L’imaginaire du technique, ou le mythe du progrès était un imaginaire positif de réconciliation progressive des segments de l’humanité, d’unification du monde, d’ouverture, de compréhension mutuelle. On avait cette idée que la technique allait apaiser les conflits, que le gouvernement technocrate rassemblerait toute la communauté, alors que la culture était frappée du sceau du local, du terroir, de l’inertie, du rétrograde. Aujourd’hui, on peut s’apercevoir que le remplacement accéléré d’un macro-système technique par un autre, produit des déstabilisations culturelles telles que, au lieu d’ouvrir, il y a refermeture et rétraction.

Autrement dit, vous inondez l’Iran de Coca-Cola et vous avez à la sortie des Ayatollahs. On avait plutôt prévu que l’on ferait des autoroutes, de la pétrochimie, que les Américains prendraient tout cela en main et que le Chah nous ferait une société moderne. Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il faut une politique de la technique. Cette politique passe par la conscience culturelle de soi. Pour échapper au pire, c’est-à-dire au culturalisme, il faut admettre une certaine contrainte culturelle, un certain poids des identités. Un peu d’ethnologie incite à l’ethnocentrisme, beaucoup en détache. Pour ne pas en rester prisonnier, mieux vaut prendre conscience des idiosyncrasies historiques, des personnalités collectives.

Thierry Pech : Qu’il y a ou qu’il faut construire ?

Régis Debray : Il ne faudrait ni les renier ni les exalter. Admettons qu’il y a un héritage à reprendre, à relayer, par là-même à transformer. Toute transmission est transformation. La transmission n’est jamais la reconduction du même. Tout transport est une transformation et le mouvement de la vie lui-même imprime des métamorphoses. Mais aujourd’hui trop de métamorphoses, ce n’est pas anticiper son avenir, c’est retourner dans le passé. Et pour maîtriser cet « effet jogging » du progrès technique, assumer un certain ADN historique commun est peut-être nécessaire. Et cesser de considérer que tout ce qui est ancien est vieillot et que tout ce qui est neuf est novateur. Bref, on pourrait peut-être essayer de remettre en cause ce partage des rôles dans l’inconscient collectif, notamment à gauche, qui était le camp de la modernité. Mais, on arrive à un point où ces choses-là ne doivent pas être dites. Elles sont trop immédiatement codées.

Je ne fais plus de politique, je n’en ai jamais fait en professionnel, mais en citoyen. Je ne fais plus de politique à cause de l’ironie de l’histoire qui fait que le pire sort du meilleur et le meilleur sort du pire. C’est toujours l’histoire de Brecht qui reprenait la fable chinoise, le cheval des frontières. Un paysan vivait à la frontière des barbares. Il possèdait un cheval et le cheval a un moment donné s’est emballé et est passé de l’autre côté de la frontière. C’était une catastrophe. Et puis le cheval a rencontré une jument. Il est revenu chez son maître. Alors, c’était un bonheur parce qu’il avait deux chevaux au lieu d’un. Et puis son fils est monté sur la jument, la jument était sauvage, et son fils s’est cassé la jambe. Catastrophe ! Et puis les barbares sont arrivés, ont recruté tous les jeunes gens en état de porter les armes. Ils sont tous morts. Mais on n’a pas pu recruté le fils car il avait la jambe cassée… Bonheur ! etc.

Ca suggère également que la distribution apparente des rôles n’est pas toujours la bonne. Autrement dit, il n’est pas évident qu’Elisabeth Guigou soit l’amie prédestinée des ado et Jean-Pierre Chevènement leur ennemi, que l’une veuille le bien des marginaux et que l’autre veuille les brimer. Ce n’est pas sûr ! C’est très difficile, la politique, parce qu’on est leurré par les bonnes intentions. L’intellectuel est celui qui juge à l’intention, non au résultat. Et, comme le résultat inverse très souvent l’intention, je me méfie des bandes dessinées, à la télévision comme dans nos têtes. Je demande à ce que l’on soit un peu plus ironique ou complexe dans nos appréciations.

On peut à la fois affirmer un immense respect pour toutes les associations de type humanitaire ou d’assistance qui s’efforcent sur le terrain de se dévouer à la cause des démunis, des déshérités, des sans-papiers etc… en maintenant tout de même l’idée que la politique a ses lois, qu’elles sont dures, mais que penser au long terme et intégrer tous les facteurs, n’est pas en soi une cause indéfendable.

Alain Bruel : Ce qui est quand même regrettable, c’est la polarisation sur un débat police-justice qui est beaucoup plus vaste et qui concerne d’autres ministères de manière beaucoup plus profonde et ca c’est ennuyeux. Cette polarisation amène effectivement ce que vous disiez et nous ne sommes absolument pas choqués par ce que vous pouvez dire sur la politique de Madame Guigou parce que personnellement je pense, qu’en voulant nous défendre, elle nous enfonce. Alors que Monsieur Chevènement en nous agressant… Je pense à cette politique de réponse en temps réel organisée par Madame Guigou et qui repose sur l’idée que la transgression la plus minime doit recevoir rapidement et dans des délais très brefs une réponse judiciaire. Ce qu’on ne dit pas, c’est que cette justice immédiate, c’est la mort de la justice. L’urgence sociale, c’est le contraire de l’éducation.

J’étais inquiet de voir justement Madame Guigou défendre nos concepts éducatifs de cette manière qui suppose une certaine longueur, une certaine durée, et non cette obsession de visibilité et de transparence.

Régis Debray : C’est le prix à payer à la dictature du sondage, de l’instant et des médias. Une mesure, il faut que ça paye, que çà se voie tout de suite. Au fait, est-ce que cette fameuse ordonnance du 2 février 1945, avec son équilibre interne, est opérationnelle selon vous ?

Alain Bruel : Le problème j’allais dire, est partout ailleurs. L’ordonnance de 1945 on peut en faire malheureusement ce qu’on en veut. Elle fait partie de ces lois très larges qui permettent beaucoup de choses.

Thierry Pech : Cela suggère une question : est-ce qu’il peut y avoir de la transmission substantielle, si on n’est pas capable d’instaurer des relations longues ? On parle de l’urgence sociale, de l’immédiateté, de la transparence. Il y a toute une idéologie de la magie du verbe là-dessus. Mais au fond quand on demande de transmettre, non seulement quelque chose qui est propre à la famille, mais quelque chose qui s’inscrit dans l’univers de la cité, dans une histoire longue, est-ce que l’on peut aujourd’hui se passer d’une relation longue au politique, à l’identité collective, à l’histoire ?

Régis Debray : Ca passe par les cours d’histoire-géographie. Ca ne suffit pas mais on ne peut pas en faire l’économie.

Thierry Pech : Vous auriez préféré Jean-Pierre Chevènement à l’Education ?

Régis Debray : Je crois que Jean-Pierre Chevènement a été un excellent ministre de l’Education. Cela, tous les enseignants le savent. Mais quand il a parlé d’éducation civique à l’école, ça a été la rigolade générale, dans les médias. Quant à la pensée qu’on pouvait avoir une vague idée des strophes de la Marseillaise, alors ça, ça a été l’indignation humanitaire universelle. La Marseillaise, c’est peut-être un peu sauvage, un peu guerrier et purificateur, mais ça vaut mieux qu’Allah est grand. Et le gosier collectif a horreur du vide, lui aussi. Si vous ne pouvez pas chanter quelque chose, vous chantez quelque chose d’autre : il faut chanter. Donc vous posez la bonne question. Le temps est en crise bien sûr. L’instantanéisme des médias, de la consommation, c’est une crise du projet. Non tant de la mémoire parce que la mémoire est souvent une fuite et le culte de la mémoire et des lieux de mémoire une ruse pour l’amnésie : ça peut être pour la mémoire vive, une façon de se délester sur la mémoire morte. Mais c’est vrai que le rétablissement des longues durées, est essentiel.

Or, j’ai peur que cette longue durée retrouve pour gardiens disons les clergés. Je ne suis pas du tout anti-religieux. Tout le problème est de savoir si on peut construire une religion civile et je ne suis pas loin de penser qu’une religion civile républicaine devrait passer en France par la reconnaissance de l’héritage catholique, la pleine reconnaissance du christianisme comme matrice. Je ne suis donc pas du tout partisan de je-ne-sais quelle propagande athée, mais il y a tout de même le danger du rétablissement des conservatoires autoritaires et passéistes. Dans le monde orthodoxe, ça se voit bien. L’Eglise orthodoxe dans les Balkans ou en Russie, est utilisée pour offrir une profondeur de temps, fossilisé et bien rassurante. Ce n’est pas l’idéal.

Thierry Baranger : c’est pour çà, que lorsque vous distinguez, dans votre conférence sur les enjeux de la transmission (4), la communication de la transmission vous montrez bien que la transmission à plus avoir avec la transmission de la vie qu’avec un savoir. C’est la transmission d’un désir. C’est une force vitale. C’est çà que je trouve très intéressant. On ne demande pas au père un savoir technique sur ce qui s’est passé à l’école, par exemple sur un problème de géométrie, mais plutôt le désir que son fils se mobilise sur son travail scolaire. C’est çà la vraie transmission.

Régis Debray : Je suis sensible à ce que vous disiez sur la révolte contre le père, qui est encore la meilleure façon de devenir père soi-même. La révolte n’est plus possible dès lors que le père fait l’enfant, empêchant par là-même son enfant de devenir père. Là il y a un vrai problème : l’infantilisation des parents. On avait prévu l’endurcissement des pères mais pas leur liquéfaction. Pour généraliser et forcer le trait je crois que l’ennemi principal du progrès, c’est paradoxalement la négation du rôle civilisateur de l’autorité. On a commencé à nier l’autorité lorsqu’on a nié l’autorité du savoir, l’autorité du professeur, l’autorité de la discipline (5), au bénéfice de la communication, de la convivialité, de la fête, etc.. C’est faire le jeu du pouvoir, qui est le contraire de l’autorité. Il y a eu là, je crois, un renoncement capital, parce que l’autorité du maître n’est pas liée à une position de force, à un appareil de coercition, mais au savoir que détient le maître. Ce qu’on respecte dans le maître, c’est ce qu’il porte, ce qu’il a à transmettre. Or cela a été en partie ruiné, par la vogue d’un certain pédagogisme.

On a appréhendé l’appareil scolaire dans les années 70, notamment par la remise en cause gauchiste de l’école, comme un pur appareil de reproduction sociale, ce qu’il n’était pas historiquement. Il peut le devenir quand l’école effectivement cesse de remplir sa fonction : c’est un danger pour l’institution scolaire de régresser en cooptation de classe. Mais l’école, ça a aussi fait la République, les boursiers, les petits Bretons qui se mettent à parler français, qui deviennent instituteurs ou postiers, puis ensuite dirigeants d’une petite entreprise ou normaliens. C’est aussi un appareil de promotion. Après la crise de l’école, la crise de la Nation, de l’Etat, qu’on ne s’étonne pas de voir la victoire du marché. Or, on ne fait pas une société sur un hypermarché.

A Evry, c’est vrai, il y a bien une cathédrale toute neuve, mais elle est très en marge ; le centre d’Evry, c’est un gigantesque hypermarché qui tient le rôle de l’Agora ou du Forum.

Thierry Baranger : Comme à Bobigny, où il y a le supermarché « Atac ». Il y a le Tribunal, la Préfecture et Atac, la grande surface…

Régis Debray : Alors le lieu de rencontre c’est « Atac ». L’espace public, c’est l’espace de la marchandise, de la frustration, et donc du vol, puisqu’on prend la marchandise où elle se trouve.

Thierry Baranger : Ceci dit les grands foires du Moyen Age avaient un rôle fondamental de sociabilité.

Alain Bruel : Qu’est ce que vous penseriez de rétablir l’enseignement de la rhétorique ?

Régis Debray : Pourquoi pas ? Il faudrait commencer par réhabiliter la littérature. Les jeunes des banlieues, leur parole, c’est de la boxe. Ils donnent des coups avec les mots. L’agression d’injure, c’est le mot comme succédané de la violence. Apprendre le jeu des mots, c’est comprendre que l’on peut articuler une demande de reconnaissance avec des moyens différés, non en direct.

Thierry Pech : Quelle est la part du mythe dans la transmission d’une identité collective ? Parce que, à vous lire, (je pense à Loués soient nos seigneurs (6) mais également à A demain De Gaulle(7)) ) j’ai le sentiment d’une plume qui a la nostalgie de l’épopée historique. Attribuez-vous aux mythes une part fondatrice dans la transmission ?

Régis Debray : Oui, je pense qu’on communique un savoir, mais qu’on transmet un mythe. Parce que quand on transmet un mythe, on transmet un modèle d’identification, une appartenance, une projection. Cela passe par le corps, une présence, une rencontre. C’est la différence entre une machine à informer et une école, ou entre un centre d’information et une église. Il faut admettre, d’une part, qu’il n’y a pas d’ensemble humain viable sans une clôture physique, ou imaginaire, ou doctrinale, et, d’autre part, qu’il n’y a pas de clôture sans l’ouverture à un point de transcendance, ce que j’appelle l’axiome ou le principe d’incomplétude.

Un point de transcendance, c’est un objet de croyance, qui n’est pas donné dans l’expérience. Ce peut être un héros fondateur, Enée ou Lénine, un texte de la Constitution, comme aux Etats-Unis d’Amérique, une promesse de société parfaite. Quoi qu’il en soit, c’est quelque chose qui n’est pas donné dans l’expérience. C’est la croyance qui soude. Une crise de la croyance, c’est une crise de la solidarité, de l’organicité, un démembrement du social et donc une remise en selle des pulsions d’égoïsme ou d’agression. Certes, on peut croire dans la Science, mais alors la science devient un mythe. C’était le mythe du XIX siècle et du début du XXème siècle. On peut croire dans la vocation universelle de la Nation, on peut croire dans l’origine divine de sa lignée. On peut croire dans la société sans classe, bref, quel que soient les objets de croyance, il y aura toujours un élément irrationnel qui permet à un tas de se transformer en un tout. Vous déconstituez l’être-ensemble dès lors que vous dénouez les noeuds d’une croyance collective. Je doute qu’une société d’incroyance soit possible, à moins que ses membres ne fassent de l’incroyance un article de foi, et vous aurez alors une société de libre-penseurs, où l’on ne badinera pas avec la libre pensée. Tout se passe comme si un individu peut être incroyant mais qu’un collectif ne peut pas l’être.

Souvenez-vous : quand les disciples d’Epicure fondent l’école épicurienne, en principe athée, ils divinisent Epicure. C’est quand même bizarre puisque c’est l’auteur qui nous avait expliqué qu’il n’y avait pas de dieux. Mais je dirais qu’ils sont logiques. C’est pourquoi on se réunit fort bien autour des morts parce qu’il est plus facile de croire en un mort qu’en un vivant contemporain. Les funérailles sont toujours des grands moments de bonheur dans la vie collective. Nous avons, nous, d’ailleurs, un certain problème avec une carence des funérailles. Les funérailles de Mitterand ont été un moment où le peuple de gauche a ressenti une intensité d’être. En tout cas pour une bonne moitié de la France. Et là, vous dites rétablir la rhétorique. Certainement, rétablir le cérémonial, rétablir les frontières entre la ville et la campagne, les portes, cette idée que la ville doit avoir une porte, qu’on entre dans l’espace urbain. Pourquoi ne pas inaugurer l’année scolaire par un rituel un peu sacralisant ?

Toutes ces choses peuvent aider à retendre un tissu civique. Inutile d’en avoir honte. Je milite pour le cérémonial. J’aime le cérémonial.Y compris, les costumes de cérémonie. Comme quand les professeurs d’université portent une toge. Ca fait rire. Mais quand on a une tenue, généralement on a de la tenue. Je me disais ça à Cambridge où je voyais toutes ces tenues un peu bizarres, un peu primitives des fellows dans les collèges, ces tenues de cricket, ces écussons du collège. Eh bien, ce sont des gens qui en 1940 ont eu de la tenue.

Thierry Pech : Je souhaite vous demander en dessous de quel seuil on tomberait dans une pauvreté symbolique telle qu’elle rendrait la transmission inopérante. Je pense notamment à ce minimum de solidarité nécessaire « pour qu’un tas fasse un tout », on a dans l’histoire de la République une conception très organique de la solidarité, est-ce que vous croyez à la possibilité d’une solidarité purement discursive ? Est ce que vous pensez, autrement dit, qu’on peut construire un sentiment d’appartenance à la communauté politique sur la base d’un accord sur quelques droits fondamentaux, sur quelques moyens de régulation des conflits ?

Régis Debray : Par exemple ?

Thierry Pech : La loi, l’organisation des procès, tout ce qui regarde aujourd’hui, ce que j’appellerai la judiciarisation des sociétés démocratiques modernes, où il semble qu’il y ait quand même un lien de confiance, un lien public.

Régis Debray : C’est nécessaire, mais je ne crois pas qu’en France cela suffise. Vous esquissez l’Etat de droit à l’anglo-saxonne, avec le consensus procédural. C’est la notion constitutionnaliste de l’espace public.

Honnêtement, je la respecte, mais je ne la crois pas opérationnelle. Ni viable. Surtout en terre catholique ou républicaine (ce n’est pas la même chose mais cela a quelque chose en commun). Je crains qu’il ne s’agisse d’un idéalisme juridique ou d’une superstition de la norme. C’est compréhensible dans une population universitaire, lettrée, ritualisée, mais elle me semble impropre à souder une communauté. Je me demande même si la communauté américaine est vraiment comme on le dit, soudée par la Common Law et l’omniprésence du contractuel. Ce n’est pas par hasard qu’il y a un « In god we trust » sur les dollars, et que les Anglais se lèvent quand ils entendent « God save the queen ».

Dans le cas américain, on a à faire à un monothéisme profond et à une imprégnation religieuse omniprésente. Dans les autres cas, vous avez des monarchies qui ont tout de même une certaine aura. Il me semble que la République est un peu plus que l’Etat de droit. Parce qu’un Etat de droit postule qu’il y ait des procédures qui fonctionnent sans les agents c’est-à-dire que les textes eux-mêmes, les codes puissent produire de la loi.

On a, chez nous, l’idée que pour rendre une bonne justice, il faut aussi qu’il y ait des juges et pas seulement un code de procédure pénale. Il faut aussi qu’il y ait des juges, des consciences critiques équanimes capables d’une certaine distance et d’une certaine maîtrise d’eux-mêmes, c’est-à-dire au fond, qu’il y ait des sujets éduqués, instruits, des citoyens éclairés. Donc je suis un peu sceptique sur cette superstition de l’Etat de droit qui me semble occulter ses propres conditions de fonctionnement lesquelles sont, largement me semble t-il, d’ordre mythique, entendant par là un imaginaire partagé, que l’on ne voit pas mais par lequel nous voyons. Même si tous les mythes, bien sûr, ne sont pas égaux en dignité. Il en est de plus dangereux que d’autres. Les mythes républicains, heureusement, sont liés à l’émancipation des personnes, à la force individualiste du jugement, non à la terre et aux morts. Ne gaspillons pas cette chance.

1 Le Monde, 4 septembre 1998. Manifeste signé par Régis Debray, Max Gallo, Blandine Kriegel, Mona Ozouf, Jacques Julliard, Anicet Le Pors, Olivier Mongin et Paul Thibaud

2 Régis Debray, Transmettre, le champs médiologique, Odile Jacob, 1987

3 Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1961

4 Régis Debray, Les enjeux et les moyens de la transmission, St Sébastien sur Loire, Edit. Pleins Feux, 1998

5 Maurice Sachot, « Disciplines, mais à quel prix ? », les cahiers de médiologie, n° 6, 1998

6 Régis Debray, Loués soient nos seigneurs, Paris, Gallimard, 1996

POUR ALLER PLUS LOIN AVEC REGIS DEBRAY

Oeuvres philosophiques

LE SCRIBE , Grasset, 1980
CRITIQUE DE LA RAISON POLITIQUE OU L’INCONSCIENT RELIGIEUX, Bibliothèque des Idées, Gallimard, 1981 - Tel n° 113, Gallimard, 1987
LE POUVOIR INTELLECTUEL EN FRANCE, Folio Essais, n° 43 Gallimard, 1989
COURS DE MEDIOLOGIE GENERALE, Bibliothèque des Idées, Gallimard, 1991
CONTRETEMPS, Folio Actuel, Gallimard, 1992
VIE ET MORT DE L’IMAGE, UNE HISTOIRE DU REGARD EN OCCIDENT, Bibliothèque des Idées, Gallimard, 1994 - Folio essais n° 261, Gallimard, 1994
L’ETAT SEDUCTEUR, Les révolutions médiologiques du pouvoir, Gallimard, 1993
MANIFESTES MEDIOLOGIQUES, hors série, Gallimard, 1994.
TRANSMETTRE. Le champs médiologique, Odile Jacob, 1997
LES ENJEUX ET LES MOYENS DE LA TRANSMISSION Edt Pleins Feux 1998
CROIRE, VOIR, FAIRE, Traverses. Le champs médiologique, Odile Jacob, 1999.

Oeuvres littéraires

UN JEUNE HOMME A LA PAGE, Nouvelles, Le Seuil, 1967, L’INDESIRABLE, roman, Le Seuil, 1975.
LES RENDEZ-VOUS MANQUES, Le Seuil, 1975, JOURNAL D’UN PETIT-BOURGEOIS ENTRE DEUX FEUX ET QUATRE MURS, Le Seuil, 1976
LA NEIGE BRULE, roman, Grasset, 1977 (Prix Femina),ELOGES, Gallimard, 1988 ,COMETE MA COMETE, Gallimard, 1986
LES MASQUES, Gallimard, 1988, COLOMB, LE VISITEUR DE L’AUBE, La Différence, 1991
L’ŒIL NAIF, Le Seuil, 1994 ,CONTRE VENISE, Gallimard, 1995 - Folio n° 3014, Gallimard, 1997
LOUES SOIENT NOS SEIGNEURS. Une éducation politique, Gallimard, 1996 ,PAR AMOUR DE L’ART. Une éducation intellectuelle, Gallimard, 1998

Oeuvres politiques

REVOLUTION DANS LA REVOLUTION, Maspero, 1967, LA CRITIQUE DES ARMES, I et II, Le Seuil, 1974 ,LA GUERILLA DU CHE, Le Seuil, 1974
MODESTE CONTRIBUTION AUX DISCOURS ET CEREMONIES DU DIXIEME ANNIVERSAIRE, Maspero, 1978
LA PUISSANCE ET LES REVES, Gallimard, 1984, LES EMPIRES CONTRE L’EUROPE, Gallimard, 1985
QUE VIVE LA REPUBLIQUE, Odile Jacob, 1989 ,TOUS AZIMUTS, Odile Jacob, 1989 , A DEMAIN DE GAULLE, Gallimard, 1990 - Folio actuel n° 48, Gallimard, 1996
LA REPUBLIQUE EXPLIQUEE A MA FILLE, Seuil, 1998 ,LE CODE ET LE GLAIVE. APRES L’EUROPE, LA NATION ? Albin Michel, 1999

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